«Les marchands de bonheur prétendent agir pour notre bien. Nous ne devons pas les écouter, ou nous nous perdrons dans une vaine obsession de nous-mêmes». Telle est l’alerte donnée en cette année 2018 par Edgar Cabanas et Eva Illouz dans leur ouvrage « Happycratie », publié aux éditions PremierParallèle, et sous-titré « Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies ». A lire d’urgence.
Pour ces auteurs, il faut se méfier de certains discours lénifiant, dispensés au quotidien, et qui cachent quelques réalités moins heureuses. « Le bonheur se construirait, s’enseignerait et s’apprendrait : telle est l’idée à laquelle la psychologie positive prétend conférer une légitimité scientifique. Il suffirait d’écouter les experts et d’appliquer leurs techniques pour devenir heureux. L’industrie du bonheur, qui brasse des milliards d’euros, affirme ainsi pouvoir façonner les individus en créatures capables de faire obstruction aux sentiments négatifs, de tirer le meilleur parti d’elles-mêmes en contrôlant totalement leurs désirs improductifs et leurs pensées défaitistes ». Certes. Mais, s’interrogent-ils, « n’aurions-nous pas affaire ici à une autre ruse destinée à nous convaincre, encore une fois, que la richesse et la pauvreté, le succès et l’échec, la santé et la maladie sont de notre seule responsabilité ? »
En 2016, sur un sujet similaire, Carl Cederstraüm et André Spicer publiaient « Le syndrome du bien-être (2016), dont Eva Illouz, co-auteur avec Edgard Cabanas de cette « ‘Happycratie », disaient « à travers l’étude de nombreux cas concrets, cet ouvrage apporte un éclairage critique essentiel sur la tyrannie de la santé et du bonheur qui s’est imposée aujourd’hui ». Aujourd’hui, dans son propre ouvrage, elle enfonce le clou, pour nous aider à mieux comprendre que certaines solutions immédiates sont parfois pires à long terme, individuellement et socialement, que les « maux » soit-disant détectés.
Edgar Cabanas est docteur en psychologie à l’université de Madrid, intervenant aussi à Berlin, et oriente ses recherches sur « les usages politiques, économiques et sociaux du bonheur, tel qu’il est aujourd’hui envisagé, conçu et vendu par la psychologie, notamment positive ». Eva Illouz est directrice d’études à Paris, à l’EHESS, enseigne la sociologie à l’université hébraïque de Jérusalem, et axe ses recherches sur « la marchandisation des émotions » et ce qu’elle appelle « le capitalisme affectif ». Ses livres sont traduits en de nombreuses langues…et celui-ci a été initialement écrit en anglais, avant d’être traduit en français. Un ouvrage de 280 pages, traitant le sujet en 5 chapitres, enrichi de nombreuses notes de lectures, et qui ne peut qu’interpeller. Les titres des chapitres sont explicites : « Les experts veillent sur nous », « Raviver l’individualisme », « la positivité à l’œuvre », « Ego heureux à vendre » et, précédant la conclusion, « Le bonheur, nouvelle norme ». Et quelques extraits de cet ouvrage valent mieux qu’un long discours.
« Avoir recours au bonheur est, d’un point de vue technocratique, fort commode. C’est qu’il semble fournir une sorte de vernis humanisant à la vision du monde des humanisante de la technocratie. L’idée, ici, est que le bonheur prétendument constaté parmi les populations refléterait des sentiments et des opinions populaires, de sorte qu’il ne serait pas nécessaire de consulter les citoyens sur ce qu’ils pensent des mesures politiques de leurs dirigeants (p71) »
« Les propos des prosélytes de la psychologie positive sont par ailleurs mis à mal par nombre d’études sociologiques qui établissent un lien de causalité direct entre l’individualisme et le nombre particulièrement élevé dans les sociétés développées comme celles en voie de développement, de dépressions et de suicides (p98) ».
« L’impératif du bonheur, déjà exploré par Barbara Ehrenreich il y a presque 10 ans maintenant, semble avoir trouvé avec les réseaux sociaux son média idéal, tout particulièrement lorsqu’il s’agit de toucher les générations les plus jeunes, qui baignent littéralement depuis l’enfance dans l’univers numérique. Il est ainsi exigé de leurs membres qu’ils y donnent une image positive d’eux-mêmes, censée être authentique (p176) ».
Alors, attention au bonheur programmé, distillé, qui est celui que l’on vous conseille, et pas nécessairement celui auquel vous aspirez. Car, concluent-ils, « Le bonheur est tout sauf un trésor qu’auraient découvert des savants en blouse blanche désintéressés, seulement soucieux de libérer l’espèce humaine, tel Prométhée offrant aux simples mortels le feu de l’Olympe… L’essentiel de ce que nous faisons au nom de notre bonheur profite en effet avant tout à ceux qui prétendent en détenir la vérité et nous la délivrer(p230) ».
« Happycratie « – Ed. Premier Parallèle – 260 pages -Traduit de l’anglais par Frédéric Joly- 21 €.
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